art postal - mail art

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samedi 25 janvier 2025

« Portrait en Tampon » : le projet d'Adam Roussopoulos laissera son empreinte dans l'histoire de l'art postal

 « Portrait en Tampon » :
le projet  d'Adam Roussopoulos laissera son empreinte
dans l'histoire de l'art postal

par Jean-Charles BOILEVIN


ADAM ROUSSOPOULOS, UN « MAIL-ARTIST » TRÈS ACTIF


L'art postal, ou mail-art, est une pratique qui consiste à utiliser les services postaux pour échanger des créations originales : cartes, courriers, enveloppes, petits objets... La correspondance elle-même devient une démarche artistique. Les gens qui pratiquent le mail-art s'appellent des mail-artistes.

  Adam Roussopoulos a 42 ans, il habite dans le Minnesota, aux États-Unis, et c'est un « mail-artistes » les plus actifs actuellement dans l'« Eternal Network », ainsi qu'on appelle le réseau de l'art postal, le « Réseau Infini ». Entre autres initiatives de projets créatifs et collaboratifs, il est le fondateur de l'Artistamp Revue (« La Revue du Timbre d'Artiste »), un zine présentant des planches de timbres créés par des artistes de l'art postal. Entre 2019 et 2024, il a édité 40 numéros de l'Artistamp Revue, rassemblant au total un bon millier de planches de timbres provenant de 166 artistes différents.

LE « RUBBER PORTRAIT PROJECT »

En novembre 2022, Adam Roussopoulos s'est engagé dans un nouveau projet. Il a diffusé un appel à participation visant à collecter des portraits d'artistes associés à la pratique actuelle du mail-art pour réaliser des « rubber portraits », des tampons à l'effigie des artistes.


Adam annonçait :

« - Envoyez-moi une photo de vous-même par e-mail ;

- Joignez le nom que vous souhaitez voir apparaître en bas du tampon, et qui indiquera comment vous voulez être identifié dans le monde du mail-art ;

- Tous les participants recevront en retour un tampon personnalisé »


UN PROJET DÉMESURÉ ET FORMIDABLE

Le « Rubber Portrait Project » est un projet original, généreux et ambitieux. Original car il se démarque des propositions habituelles de mail-art, généralement des appels à créations sur un thème donné qui donnent lieu à une exposition ou bien à la production de fanzines.


C'est un projet généreux, ouvert à tous ceux qui voulait y participer. Adam proposait de réaliser un tampon-portrait pour chaque artiste du mail-art qui enverrait sa photo... Et il l'a fait ! Entre novembre 2022 et avril 2024, Adam Roussopoulos a produit et adressé aux participants 365 tampons-portraits. Il a offert à chacun son tampon, supportant le coût de production de l'ensemble. Comment ? Cette question reviendra souvent au fil du projet...


C'est enfin un projet ambitieux, démesuré et formidable dont Adam raconte le déroulement, riche en aventures dans un catalogue auto-édité à la fin du projet.

Début 2021, Il découvre dans une brocante un vulcanisateur – une sorte de four – et l'ensemble du matériel pour produire des tampons. Il l'achète pour 100 $ à la brocanteuse, très contente de voir partir cet équipement qui encombre son magasin depuis plusieurs années.

Auparavant, Adam avait déjà créé des tampons, mail il devait s'adresser à une entreprise pour les fabriquer. Le vulcanisateur lui permettait maintenant de produire lui-même ses tampons. Cette nouvelle perspective et différents échanges avec d'autres mail-artistes le conduisirent à imaginer le « Rubber Portrait Project »... Un projet qui s'avéra bien plus coûteux en temps et bien moins linéaire que prévu !


COMMENT ON FABRIQUE LES TAMPONS

La production d'un tampon se fait en quatre étapes. Premièrement, on produit une image en noir et blanc très contrastée, sans zones de gris. La deuxième étape consiste à réaliser une « plaque-maître » en magnésium, sur laquelle l'image de départ est gravée. Cette étape nécessite des produits chimiques, elle est donc réalisée en usine. Quand, au bout de deux semaines, la « plaque-maître » est prête, on peut passer à la troisième étape. La plaque de magnésium est mise dans le vulcanisateur en même temps qu'une « matrice ». Le vulcanisateur chauffe, presse et imprime la plaque de magnésium dans le matériau plus tendre de la matrice. La dernière étape consiste à récupérer la matrice maintenant emboutie et à la remettre dans le vulcanisateur cette fois-ci avec une plaque de caoutchouc. Soumis à la chaleur et à la pression, le caoutchouc fond dans la matrice. Il ne reste plus qu'à laisser le caoutchouc refroidir, à le décoller de la matrice, à découper chaque tampon, et à le monter sur un socle en bois. Le tampon ainsi obtenu est prêt à recevoir l'encre d'un tampon-encreur et à imprimer l'image de départ en de multiples exemplaires.


1 : portraits en noir et blanc à partir des photos envoyés par les participants

2 : plaque-maître en magnésium, gravé en usine à partir des portraits photo

3 : matrice réalisée à partir de la plaque-maître dans le vulcanisateur

4 : plaque de tampons en caoutchouc réalisée à partir de la matrice dans le vulcanisateur


TRAVAILLER AVEC DES USINES

Adam rechercha alors des entreprises pouvant réaliser les plaques de magnésium. Il en trouva trois. Mais les prix de production s'avérèrent bien plus élevés que prévu. Le « Rubber Portrait Project » était-il financièrement réalisable ?

C'est alors qu'une connaissance le mit en contact avec Ready Rubber, un organisme à but non lucratif, œuvrant pour la paralysie cérébrale, qui produisait des tampons ! L'entreprise utilisait des plaques-maîtres en résine, ce qui réduisait considérablement les coûts. Elle fournissait même les matrices. Adam put alors lancer le « Rubber Portrait Project ». En quelques mois, 7 plaques de 25 « portraits » chacune furent produites.

Mais un jour... courant 2023... coup de tonnerre !... Une lettre de Ready Rubber : l'entreprise n'était plus en mesure de se procurer la matière première pour les plaques-maîtres. Elle n'était plus accessible à un prix raisonnable, de grosses firmes finissaient d'acheter les derniers stocks de cette résine dont la production s'arrêtait.

Adam revint alors à Jones Engraving, une des trois entreprises qui produisaient des plaques-maîtres en magnésium. Il présenta le « Rubber Portrait Project »... et obtint un rabais ! Trois nouvelles planches de 25 portraits chacune furent ainsi produites, bientôt transformés en tampons et adressés aux mail-artistes participants.


Mais mais mais... en mai 2023... nouveau coup de tonnerre !... Mr Jones, patron de Jones Engraving, annonçait son départ en retraite ! Il précisait néanmoins que Lotus Creations Inc. se ferait un plaisir de continuer à répondre aux besoins de la clientèle. Lotus accepta même de maintenir les tarifs négociés avec Jones Engraving. 


FINS DE STOCKS

La question du coût du « Rubber Portrait Project » restait néanmoins épineuse. Afin de le financer, Adam Roussopoulos réalisa quelques productions à vendre : un tee-shirt hommage à Ray Johnson (le père du mail-art moderne), un livre d'artiste en édition limitée... À sa grande surprise, des gens lui envoyèrent aussi des soutiens financiers, ce qui constitua une aide substantielle à la réalisation du projet.


Enfin, Adam apprit par Le Sticker Dude – un autre mail-artiste américain très engagé dans le mail-art – que les matrices, elles aussi, seraient bientôt introuvables. L'opportunité se présentait d'acheter un dernier lot ; ils la saisirent. Les dernières plaques-maîtres produites par Lotus (jusqu'à la n°16) purent ainsi servir à éditer les tampons issus de tous les portraits restants.


La bonne vieille méthode de production des tampons, avec plaques de magnésium, matrices et  caoutchouc cuit au vulcanisateur, commençait à devenir de l'histoire ancienne... L'ère actuelle est au tampon gravé au laser. Mais cette méthode prend plus de temps : les tampons sont produits un par un. À moins d'acquérir son propre graveur laser, matériel qui coûte extrêmement cher...


En avril 2024, Adam décida de terminer le « Rubber Portrait Project ». On le voit, les conditions de production devenaient de plus en plus compliquées. Et il y avait consacré tellement de temps et d'énergie qu'il avait besoin d'arrêter, de passer à autre chose... Mais le résultat était là : 365 tampons, 365 portraits de mail-artists, de 35 pays différents.


TAMPON, LIBERTÉ ET CENSURE

Les tampons d'artistes sont une vieille tradition dans l'art postal, et une pratique encore vivace. Ils peuvent être gravés à la gouge, voire au cutter, par l'artiste lui-même, ou produits via une entreprise à partir d'un dessin original ou d'un mot, une phrase, un slogan. La technique permet une grande créativité dans les motifs. Et leur reproductibilité est d'une facilité enfantine : posez le tampon gravé dans le tampon encreur, puis sur le papier, et l'image apparaît ! Recommencer... 10, 100, 1000 fois... en noir, en couleur... sur une carte, une enveloppe, une composition collective...


L'usage des tampons dans le mail-art imite souvent les codes et les usages de l'administration, pour leur apporter une touche de fantaisie, de poésie ou bien les parodier, les détourner. L'administration a le tampon normatif, dépositaire de l'autorité ; le mail-art a le tampon ornemental ou subversif... À l'époque du bloc communiste, toutes les impressions privées étaient considérées comme des tracts ennemis. Les quelques mail-artistes de l'époque qui créaient des tampons d'artistes étaient vus comme des opposants au régime.


AUTOPORTRAIT DE TOUT LE MONDE

Les portraits du « Rubber Portrait Project » ne sont pas, eux non plus, des portraits officiels. Ce sont des portraits personnalisés, variés, plein d'inventivité. Il y a des visages souriants, d'autres grimaçants, il y a des têtes chevelues, des têtes barbues... quelques masques... des accessoires variés : un filet sur le visage, une fleur entre les dents, une pile de chapeaux sur la tête... des tentacules, des cornes de bélier... une tête de pigeon... une ou deux têtes de mort... Une galerie de portraits assez carnavalesque.



Comme l'avait suggéré Adam, chacun a choisi le nom qu'il se donne dans le réseau du mail-art : son vrai nom ou un pseudo. On retrouve Jon Foster (hello, Jon!), John Held Jr (how do you do Mr Held ?) ou encore Diane Beauchamps (coucou Diane !) Mais qui sont réellement « Alien Architect », « Monster-A-Gogo » ou encore « Flux Cat » ? Ce qui importe, c'est surtout « qu'êtes-vous capable d'envoyer par la poste ? »


Dans le catalogue du projet, Adam Roussopoulos montre les portraits répartis sur une quinzaine de pages, ainsi qu'une fascinante photo d'une bonne partie des tampons réalisés, rassemblés côte à côte. On dirait un trombinoscope. Vous vous souvenez, cette sorte de photo de classe qu'on composait en rassemblant les photos d'identité d'un groupe d'élève, d'étudiants ou des membres d'un même organisme professionnel ? On les réunissait parfois dans un annuaire, qu'on appelait dans le monde anglophone un « face book » (un livre des portrait) ; un « face book » d’avant FaceBook...


Le catalogue du « Rubber Portrait Project » me fait aussi penser à Félix Nadar. Ce photographe français, utilisant la technique encore relativement nouvelle de la photographie, fit pendant la deuxième moitié du XIXème siècle le portrait de très nombreux artistes, écrivains et hommes politiques français : Victor Hugo, Charles Baudelaire, Léon Gambetta ou encore Sarah Bernhardt. Tous les visages photographiés par Nadar formèrent le portrait d'une époque.


À bien y regarder, le projet d'Adam Roussopoulos a une ampleur et une visée comparables à celui de Félix Nadar. « Quand j'ai commencé le " Rubber Portrait Project ", je savais que je voulais en faire un projet grandiose. (…) Je voulais m'attaquer à " la documentation " du réseau actuel du mail-art avec ces portraits en tampons. Je voulais faire quelque chose d'historique. » C'est ce qu'écrit Adam dans le catalogue. Et c'est ce qu'il a fait. Le résultat est un portrait du « Réseau Infini », un portrait collectif et un « portrait de maintenant », le portrait d'une génération dans le monde de l'art postal. Une histoire au présent.


CONCENTRATION - EXPANSION

Je regarde encore la photos des tampons rassemblés. Je repense à autre chose qu'Adam a écrit sur son projet. Pour chaque plaque de magnésium, il a tiré trois planches de caoutchouc. Une première était découpée et chaque tampon-portrait monté sur un socle en bois. Adam les pose côte à côte, serrés, assemblée, c'est ce qu'on voit sur la photo. Une seconde planche de caoutchouc (rassemblant environ 25 portraits) était conservée entière pour ses archives. Enfin, la troisième planche était découpée et chaque tampon-portrait envoyé à l'expéditeur du portrait. J'essaie de trouver ce que cela raconte. Et j'en viens à penser au Big Bang. Une intense concentration à un moment donné. Une collection, une compilation, un archivage... Puis une dissémination dans l'espace. Les tampons-portraits, et plus encore leurs empreintes, circulent à l'échelle planétaire... Des nébuleuses, des galaxies... Un réseau infini... Une respiration cosmique d'art postal...


Jean-Charles BOILEVIN - Internationale Écrituriste - janvier 2025


note : ce texte tire de nombreuses informations de celui d'Adam Roussopoulos dans le catalogue du « Rubber Portrait Project », notamment pour les passages sur le déroulement du projet et sur les techniques de production des tampons. Toutes les photos sont également d'Adam Roussopoulos.